L'Hadopi, notre autorité nationale de répression du téléchargement illégal, a désormais une existence incarnée. Avec l'aide des fournisseurs d'accès Internet, elle est chargée de repérer les adresses IP (les ordinateurs) qui sont utilisés par des pirates, puis de poursuivre les pirates eux-mêmes. Très largement, le débat sur la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet a porté sur des aspects techniques et légaux : n'est-il pas trop facile de tromper les gendarmes du piratage ? Quid des internautes dont la ligne est utilisée par un tiers ? Comment faire pour suspendre une connexion Internet quand elle va de pair avec la ligne téléphonique de l'individu ? Sur la légitimité économique de la réforme, le consensus semble large. Peut-être trop.
Commençons par l'argument pour. La propriété intellectuelle incite les artistes à créer, de même que la propriété de la récolte incite le paysan à cultiver la terre. Le respect des droits de propriété sert d'aiguillon à l'activité économique, dans la culture comme dans l'agriculture. Frédéric Mitterrand a bien résumé cette logique : « Une création livrée au leurre de la gratuité, sans droits pour les auteurs, serait immédiatement atrophiée pour ne pas dire étouffée. » C'est la doctrine qu'on trouve formulée, l'éloquence en moins, dans les manuels d'économie. Mais ceux-ci rappellent aussi les arguments contre : donner à l'artiste le monopole d'exploitation de ses oeuvres restreint l'offre (comme tout monopole, l'artiste rationne la demande). Les DVD de films sont par exemple vendus 15 à 20 euros, alors que leur production ne coûte presque rien. Au total, on est face à un dilemme généralement résolu par la puissance publique en protégeant les droits d'auteur tout en limitant leur durée de vie.
Dans un ouvrage récent intitulé « Contre le monopole intellectuel » (disponible sur http://www.dklevine.com/general/intellectual/against.htm), Michele Boldrin et David Levine remettent en cause le bien-fondé de cet équilibre traditionnel. Leur thèse est un contrepoint utile au discours souvent entendu et évidemment biaisé des majors de la musique et du film et des superstars. Les auteurs notent que le militantisme de ces acteurs pour augmenter leurs rentes ne date pas d'hier. Déjà, dans les années 1880, les grandes maisons d'édition américaines, faisant face à la concurrence « déloyale » des petits éditeurs du Midwest, avaient réussi à obtenir un changement de législation en leur faveur. On note parmi les arguments des gros éditeurs les sermons du pasteur Isaac Funk dénonçant le « péché de piraterie littéraire ».
Exemples à l'appui, les deux économistes californiens démontrent que, dans un grand nombre de cas, les droits d'auteur nuisent aux consommateurs sans vraiment encourager la création artistique. L'invention des droits d'auteur dans l'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, puis leur diffusion au reste de l'Europe n'ont pas eu d'impact mesurable sur la création musicale. L'allongement progressif des droits d'auteur au XXe siècle n'a pas accru la production littéraire aux Etats-Unis. Après tout, devient-on musicien à cause de l'infime probabilité de devenir Bono ou Mick Jagger ? Que les jeunes puissent regarder « Le Cuirassé Potemkine » d'Eisenstein en un click gratuit au lieu de payer les 10 euros d'un DVD va-t-il décourager la création artistique de qualité ?
A contrario de la logique d'Hadopi, le succès du film « Avatar », qui a engrangé plus de 1 milliard de dollars en trois semaines, est l'illustration parfaite des effets positifs que peuvent avoir les limites de la propriété intellectuelle sur l'innovation. Pour faire face au piratage, l'industrie du cinéma a compris qu'elle devait offrir une expérience différente de celle qu'on peut avoir devant son écran d'iPhone : la 3D. « Avatar » est en passe de devenir à la fois le film le plus vu en salle et le plus piraté de l'histoire du cinéma. La version piratée ne fournit pas l'expérience sensorielle 3D, qui ne peut être obtenue qu'en salle ; elle a presque un rôle de bande-annonce au film. Tout comme les posters de « La Joconde » ne baissent pas les entrées du Louvre.
AUGUSTIN LANDIER EST PROFESSEUR DE FINANCE À LA TOULOUSE SCHOOL OF ECONOMICS.
DAVID THESMAR EST PROFESSEUR DE FINANCE À HEC
Les commentaires récents